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Josépha
Celui qui regarde d’un œil égal le bonheur et la souffrance,
pour qui l’or et la boue et la pierre sont d’égale
valeur, pour qui sont égaux le plaisant et le déplaisant, la louange et le blâme, l’honneur et l’insulte, la faction des
amis et la faction des ennemis ; qui est fermement établi en une quiétude et un calme intérieurs imperturbables, inaltérables ; qui ne prend d’initiative d’aucune action (mais laisse les gunas de la nature faire toutes les actions) – on dit
qu’il est au-dessus des gunas.
La Bhagavad-Gîta
Josépha détestait son nom de code. Elle détestait la mission qu’on lui avait confiée. Elle détestait surtout Madame, la vieille peau qui se la pétait femme du monde, la grenouille qui se croyait plus grosse que le bœuf. Josépha jouait du mieux qu’elle pouvait les filles de ferme, elle qui était née à Paris, elle qui ne connaissait de la campagne que les forêts et les terrains vagues de l’Île-de-France. Deux ans maintenant que, sur ordre de son capitaine, elle s’était introduite dans la maison Archambaud. Il l’avait choisie pour son « physique passe-partout » (charmant) et son « espèce de… mollesse qui cadre assez bien avec l’idée que les Parisiens se font des provinciaux » (il savait parler aux femmes).
La mère de Josépha était née aux Antilles, y avait vécu jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans et lui avait transmis cette nonchalance propre aux gens des îles. Sa mère jurait ses grands dieux qu’elle descendait d’une famille cent pour cent béké malgré sa peau mate et sa chevelure frisée. À force de vivre sous le soleil, disait-elle avec son accent créole mal blanchi, on finit par foncer et ressembler aux métis. Le genre de discours qui rassurait les Européens soupçonneux et jaloux de leur peau claire. Ses origines n’étaient probablement pas aussi pures qu’elle le prétendait, et Josépha, sa fille unique, restait persuadée qu’elle lui avait légué, en plus de ses dettes, de sa poitrine menue et de son bassin de jument, une poignée de gènes noirs. Par chance, elle n’avait pas hérité de ses frisettes, seulement de ses yeux bruns et de sa peau mate. « Laquelle fera croire que vous avez respiré le bon air de la campagne avant de monter à Paris, avait conclu son supérieur (futé). Je vous ai choisi Fabienne comme prénom. Une famille paysanne n’aurait pas assez d’imagination pour appeler sa fille Josépha » (vraiment futé).
Elle avait intégré la STF, la Sûreté du territoire français, quatre ans plus tôt. Pas par vocation : en tant que membre actif de Résistances plurielles, un groupuscule extrémiste qui avait revendiqué une douzaine d’attentats meurtriers dans le métro et le RER, elle avait eu le choix entre la prison à perpétuité et un engagement de vingt ans dans les rangs de la STF. Comme elle n’était pas à proprement parler une séductrice (euphémisme administratif signifiant qu’elle n’était pas jolie), elle n’avait pas été obligée de jouer les maîtresses d’hommes politiques, de diplomates, visiteurs étrangers ou grands capitaines d’industrie, elle était restée abonnée aux seconds rôles, permanence dans les bureaux, secrétariat, rédaction de rapports, poignée de missions secondaires. Jusqu’au jour où la hiérarchie l’avait expédiée chez le colonel Pierre Archambaud, commandant du commissariat du 19e arrondissement (il préférait qu’on continue de l’appeler colonel). On avait décidé, en haut lieu, de surveiller les officiers supérieurs revenus du Front Est, on les soupçonnait de nourrir de la rancœur à l’encontre des hommes politiques et d’exploiter leur popularité auprès de leurs soldats pour fomenter un putsch. L’armée caressait des envies de revanche après le désastre de Bratislava, un armistice bâclé, miteux, plus humiliant qu’une défaite. Au moment où les militaires avaient cru toucher les dividendes de quinze années de combats opiniâtres, l’assassinat de l’archange Michel et l’incurie du gouvernement provisoire avaient annihilé leurs rêves de triomphe et rendu inutile, absurde, le sacrifice de plus de vingt millions de recrues.
Au bout de deux ans de surveillance (éternité), Josépha avait constaté que le colonel Archambaud n’avait rien d’un ambitieux ni d’un revanchard. Il faisait partie de ces hommes meurtris par la guerre, désabusés, inadaptés au monde civil. Il donnait le change en jouant avec conscience son rôle de super-flic, il passait plus de douze heures par jour dans son bureau, il appliquait avec zèle les consignes tombées du ministère de l’Intérieur, mais il était anéanti, et ce n’étaient pas les visites qu’il rendait trois ou quatre fois par semaine aux jeunes pensionnaires de la maison close de la rue Stephenson qui lui redonnaient goût à la vie. Les supérieurs de Josépha avaient largement de quoi le faire tomber s’il lui prenait l’envie saugrenue de s’embarquer dans un pronunciamiento. Fréquenter un bordel peuplé de mineures lui vaudrait douze ou treize années de tôle, la peine minimale pour un haut fonctionnaire censé incarner la loi. D’autant que la chape de morale pesant désormais sur l’Europe avait entraîné un terrible raidissement de la justice.
La femme du colonel avait en revanche de l’ambition pour deux. La vieille peau s’était convertie récemment à l’évangélisme, la religion venue des États-Unis qui conquérait à la hussarde le vieux continent. Elle fréquentait avec assiduité les cercles du général Voisin, le héros de guerre que beaucoup présentaient comme le futur président de l’Europe. D’après un confrère de Josépha, un ancien activiste comme elle, Voisin était le fou des États-Unis sur l’échiquier européen. Après avoir lâché les hordes ousamas sur leur ancien allié et réduit au silence les partisans d’une Europe forte et indépendante, les Américains avançaient leurs pièces maîtresses. Ils mettaient ainsi la dernière touche à leur stratégie de contrôle planétaire élaborée au début des années 1980 dans les officines néoconservatrices : contrôle des ressources, contrôle des esprits, contrôle des idées, contrôle des armes, contrôle des puissances émergentes. Ils avaient laminé trois de leurs plus dangereux rivaux, la Russie, l’Europe, le Moyen-Orient, et ils exerceraient une domination sans partage tant qu’ils continueraient d’alimenter en énergie la Chine et l’Inde, les deux géants de l’Asie. Ils disposaient d’un demi-siècle pour convertir ou contenir les gigantesques masses chinoise et indienne. Seuls les tremblements de terre, les tsunamis, les irruptions volcaniques ou les chutes de météorites pouvaient désormais infléchir un futur qui paraissait écrit.
Josépha était l’un des pions manœuvrés par les grands stratèges planétaires. Elle en concevait une sourde culpabilité. Ses amis et elle avaient cru changer le monde en recrutant des candidats au suicide et en les expédiant dans les galeries du métro, ils avaient seulement amplifié le chaos dont se servaient les éminences grises pour imposer de nouvelles lois sécuritaires et renforcer leur contrôle sur les populations. Elle se révoltait de temps à autre au milieu de la nuit, transpirait, pleurait, expulsait toute l’eau de son corps, sentait son sang bouillir dans ses veines, se giflait, se griffait le visage, refoulait à grand-peine son envie de se jeter par la fenêtre. Elle n’avait aucune prise sur son existence. Enfant, elle avait rêvé de princes charmants, de maisons pleines d’enfants et de rires ; elle croupissait à vingt-sept ans dans la solitude et l’humidité d’une désespérante chambre de bonne. Elle n’avait connu de l’amour qu’une odieuse caricature, la perte de sa virginité un soir qu’elle avait trop bu et cédé, par lassitude, aux avances d’un compagnon de lutte gras, puant et vulgaire. Il lui avait laissé un souvenir cuisant entre les cuisses, une brûlure qui n’avait jamais cicatrisé. L’exact contraire du prince charmant : ses baisers et ses caresses avaient anesthésié la femme en elle, elle ne s’était plus jamais réveillée, elle n’avait plus jamais senti battre son cœur. Certaines de ses amies lui avaient raconté leurs amours torrentueuses, leurs corps exulté, leurs jouissances pléthoriques. Connasses. Elle avait enduré leurs confidences en silence, les lèvres crispées, le ventre rongé de dépit. Elle n’allait tout de même pas leur avouer qu’elle n’avait jamais expérimenté l’orgasme, que ses propres tentatives de caresses ne lui arrachaient que des frissons agacés, une peau qui se hérissait comme du fil de fer barbelé, une rage sourde qui la débordait et l’entraînait dans une cascade de spasmes douloureux. Elle avait trouvé le courage de consulter un gynécologue. Il l’avait écoutée d’un air distant, le menton calé sur ses mains croisées. Elle s’était sentie humiliée sur la table, les pieds dans les étriers, les jambes écartées. Il avait soupiré en toisant sa fourrure épaisse et déclaré, avec un sourire froid, qu’une épilation aurait facilité son investigation, que le poil se portait rare, que les femmes exagérément velues ne plaisaient pas aux hommes, « trop animales, vous comprenez » (le spécialiste de l’anatomie féminine savait lui aussi parler aux femmes). L’examen n’ayant donné aucun résultat concret, le gynéco s’était débarrassé de sa patiente en lui conseillant d’aller voir un psychologue après lui avoir soutiré cent vingt euros. Cent vingt euros, un cinquième de son salaire. Le salaud. Il avait définitivement enterré sa vie de femme.
L’ex-colonel Archambaud avait accepté la proposition de son épouse d’intégrer l’équipe électorale du général Voisin. Josépha avait vu s’allumer dans l’œil de l’officier une lueur qu’elle ne lui connaissait pas. Quelque chose comme de l’intérêt. Elle s’était demandé pourquoi Pierre Archambaud, qui, d’après son dossier, avait eu de sérieux démêlés avec Augustin Voisin pendant le conflit, consentait à servir la soupe à un homme qu’il avait à plusieurs reprises traité de vieille ganache. Désir soudain de prestige, de reconnaissance ? Besoin pressant d’argent, d’appuis ? Le lendemain matin, elle l’avait vu, par l’entrebâillement de la porte de sa chambre, vérifier le chargeur de son pistolet, et elle en avait déduit qu’il projetait d’abattre le général. L’étincelle qu’elle avait surprise dans ses yeux était une lueur meurtrière. Elle n’en avait rien dit à ses supérieurs : elle n’était pas censée se glisser dans les pensées de ceux qu’elle surveillait. Et puis le dessein de son employeur la ramenait quelques années en arrière, ravivait l’exaltation de ses jeunes années, la galvanisait autant, ou presque, que si elle avait été chargée de l’exécution. Et puis elle pouvait se tromper. Et puis l’opportunité se présentait d’être le grain de sable dans la mécanique, le battement d’ailes du papillon qui se changerait en ouragan des milliers de kilomètres plus loin. Une poignée d’apôtres du Nouveau Monde avaient décidé de faire main basse sur la planète, déployé un formidable dispositif de surveillance, ouvert des dossiers sur chaque ministre, chaque député, chaque officier, chaque responsable, chaque journaliste, chaque artiste. Ils s’épiaient probablement les uns les autres, soufflaient sur la vieille Europe un vent de paranoïa, croyaient maîtriser tous les leviers du pouvoir, mais leur édifice reposait tout entier sur la peur, et les actes, même dérisoires, de ceux qui ne craignaient plus rien, de ceux qui étaient déjà morts, pouvaient saper leur édifice, le renverser comme un château de cartes.
Chaque être humain, s’il utilisait sa capacité de nuisance, agissait à la façon d’un virus : il suffisait d’infecter une cellule pour contaminer l’ensemble de l’organisme. Le silence de Josépha serait sa capacité de nuisance. De quoi pourrait-on l’accuser ? D’un simple oubli ? Trois fois rien, incompétence, complicité tacite, seule action envisageable dans sa réalité présente, réplique lointaine de ses années de lutte. Elle s’était laissé corrompre par lâcheté, par peur d’un enfermement qu’on lui promettait cruel, elle amorçait la lente reconquête d’elle-même, de sa dignité. Elle espérait seulement qu’elle ne s’était pas trompée sur les intentions de l’ex-colonel.
Elle reçut une convocation trois jours plus tard par la méthode habituelle, un coup de fil codé d’un confrère qui se présentait comme son cousin et parlait avec un fort accent berrichon – elle l’imaginait à chaque fois en train de contenir son rire et elle avait elle-même toutes les peines du monde à garder son sérieux. Comme la vieille peau était partie aux alentours de 10 heures et n’était pas rentrée à l’appartement (pas dans ses habitudes), elle sortit à 14 heures après avoir laissé un mot sur la table de la cuisine (courses urgentes) et se rendit dans l’arrière-boutique de la mercerie qui servait de couverture et de lieu de rencontre aux agents de sa section. L’y attendaient son supérieur direct, un quinquagénaire souffrant de diabète (l’homme qui savait parler aux femmes), une femme émaciée aux cheveux grisonnants tirés en arrière (jamais vue), un homme d’une quarantaine d’années au visage sévère vêtu d’un costume parfaitement coupé (col rond et mains soignées d’ecclésiastique), quelques agents masculins et féminins entrevus dans les couloirs des bureaux (mines sinistres). Une consœur au physique rassurant de mercière gardait la boutique. Rebutés par la vitrine poussiéreuse, les passants n’entraient pratiquement jamais. À ceux qui s’étaient offusqués de la piètre qualité de la couverture, la hiérarchie avait répondu que les planques les plus banales sont souvent les plus discrètes et que, de toute façon, elle n’avait pas les moyens de s’en offrir d’autres.
« Asseyez-vous, Josépha. »
Le capitaine désignait la chaise vide tirée devant la table rectangulaire qui servait de bureau. De lui elle ne connaissait que son nom de code, Pluto, un personnage de dessin animé du XXe siècle, un cabot, une allusion probable à ses immenses oreilles, à son nez perpétuellement plissé et à son air de chien battu. Elle avait eu tout le temps d’étudier ses réactions pendant les deux années passées dans le même bureau, et elle savait, à la manière dont il se frottait les tempes, les mâchoires et les cernes, qu’il était contrarié (abus de sucre ? Hypoglycémie ?). Le sel dominait maintenant le poivre dans sa tignasse clairsemée. Le regard de l’homme élégant, vrillé sur elle, lui brûlait la joue et le cou. La femme émaciée remua sur sa chaise et lui adressa une ébauche de sourire.
Pluto déglutit bruyamment avant de reprendre :
« Je vous présente le pasteur Blanchard. Il occupe des fonctions…
— Elle n’a pas besoin de le savoir », coupa l’homme élégant. Sa voix avait claqué comme un coup de fouet. Le genre de type qu’il valait mieux ne pas contrarier. Pluto hocha la tête et pointa le menton sur la femme émaciée.
« Mme Ploquin, qui représente le ministre de l’Intérieur. »
Diable, une proche du ministre de l’Intérieur, un pasteur, certainement évangélique, dont la présence en ces lieux et l’autorité cinglante dénotaient l’importance, l’heure était grave.
« Il s’est passé un événement… contrariant cette nuit. »
Josépha ne devine que trop bien la suite de la conversation. Elle s’est réveillée en pleine nuit, oppressée, interdite. Une intuition lui a soufflé de passer son peignoir, de sortir de sa chambre et de descendre au deuxième étage. Elle a vu, sur le palier, le colonel Archambaud refermer la porte de son appartement, enfiler un ample manteau noir par-dessus son uniforme et s’engager dans l’escalier. Il n’a pas remarqué sa présence. Elle est remontée après avoir entendu claquer la porte de l’immeuble, a consulté sa montre : 2 heures. À nouveau elle s’est sentie complice, elle a eu l’impression de battre avec le cœur secret du monde.
« Le général Voisin a été assassiné à l’aube », ajoute Pluto.
La brûlure se fait de plus en plus vive sur le côté gauche du visage de Josépha. Elle évite de tourner la tête vers le pasteur Blanchard, dont les yeux clairs, étincelants, lui perforent le crâne à la façon d’un rayon laser. Le sourire s’est figé sur les lèvres de Mme Ploquin. Les autres, répartis dans la pièce, fixent avec obstination les murs, le plafond ou le sol.
« Dans des conditions atroces. Son assassin l’a assommé et traîné sur un terrain vague avant de lui tirer une balle dans… le bas-ventre et de le regarder agoniser jusqu’à l’aube. »
Josépha a cru que Pierre Archambaud prendrait son temps, peaufinerait sa vengeance. Elle s’est trompée : il avait trop de haine en lui pour attendre.
« En quoi cette histoire me concerne-t-elle ? »
Elle a lâché ces quelques mots pour évacuer un peu de la tension qui lui tord les muscles, les tripes et les nerfs.
« L’assassin en question est votre actuel employeur, le commandant Pierre Archambaud. »
Elle feint juste ce qu’il faut d’étonnement. Elle perçoit, physiquement, le désarroi de Pluto. Le moindre accroc dans la toile menace de défaire les fils que les stratèges planétaires ont patiemment tissés depuis une cinquantaine d’années.
« Si vous avez été placée en surveillance chez Archambaud, Josépha, c’était justement pour anticiper ce genre de… dérapage. »
La voix de Pluto est devenue glaciale. Déjà il se dégage de sa responsabilité devant le pasteur Blanchard (impassible) et la représentante du ministre de l’Intérieur (de plus en plus crispée).
« La mort de Voisin contrarie beaucoup de monde en haut lieu, poursuit Pluto (il transpire). Je trouve plutôt… bizarre que vous n’ayez décelé aucun comportement suspect chez le colonel Archambaud (il tamponne le front et les ailes du nez à l’aide d’un mouchoir en papier). Ce genre de geste est toujours précédé de signes annonciateurs. Vous n’avez vraiment rien remarqué ? »
Elle secoue la tête, avec l’atroce sensation que le pasteur lit en elle comme dans un livre ouvert.
« Sa femme lui a proposé de rejoindre l’équipe électorale du général Voisin il y a trois jours, dit-elle (voix mal assurée, souffle court, se reprendre, vite).
— Sa réponse ne vous a pas surprise ?
— Si (profonde inspiration). J’avais lu dans son dossier qu’il avait eu des démêlés avec Voisin, mais j’ai pensé qu’il avait envie de goûter un peu de cette gloire qui lui a été refusée après la guerre et je n’ai pas cru devoir vous en informer. »
Le pasteur change de position (grincements de sa chaise), se penche vers l’avant (froissement de tissu), pose les coudes sur la table (craquements d’os) et pointe l’index en direction de Josépha.
« Ce que vous croyez ou ne croyez pas, mademoiselle, n’a strictement aucune importance. On vous a engagée pour rapporter les faits, pas pour nous livrer vos états d’âme. Les moindres paroles, les moindres gestes de ceux que vous êtes chargée de surveiller peuvent revêtir une importance cruciale.
— Je suis désolée, monsieur : je n’ai pas jugé que la réponse positive du colonel Archambaud à la proposition de son épouse revêtait une importance cruciale. »
Le pasteur déplie ses longs bras et son cou décharné de vautour. L’espace de quelques secondes, Josépha croit qu’il va se jeter sur elle. Pluto a plus que jamais l’air d’un chien battu. Le sourire s’est effacé du visage de Mme Ploquin. Les autres feignent de se désintéresser de la scène, le nez dans les chaussures.
« J’ai pris connaissance de votre dossier avant de venir, mademoiselle, poursuit le pasteur. Vous êtes une ancienne terroriste, l’une de ceux qui ont la mort de dizaines d’innocents sur la conscience. Vous avez choisi le repentir, mais il n’était pas spontané, et je persiste à douter de sa sincérité.
— Mon supérieur (geste de Josépha en direction de Pluto, qui n’en mène pas large) vous le confirmera : je me tiens à carreau depuis quatre ans, et je pense m’être acquittée correctement de mes missions » (ses réflexes de battante lui reviennent, début d’ivresse, danger).
Le pasteur se tourne vers Pluto.
« Est-ce vrai, monsieur ? »
Le supérieur de Josépha se frotte à nouveau les tempes et les yeux.
« Nous n’avons noté aucune… rien qui pourrait laisser supposer que… enfin, on ne sait jamais ce qui se passe exactement dans la tête des… euh, repentis… »
Parfait exercice de faux-cul. Pluto n’a jamais brillé par son audace, mais il lui est arrivé de défendre ses subordonnés avec opiniâtreté, à défaut de talent. La présence du pasteur Blanchard semble anéantir ses velléités de courage. Son attitude illustre mieux que tout discours la mainmise du mouvement évangélique sur les instances européennes. Les élections, les parlements européen et nationaux, les gouvernements locaux, les professions de foi démocratiques, tout cela n’est qu’un écran de fumée, de la poudre aux yeux. Les vrais dirigeants se tiennent dans l’ombre, les yeux brûlants, une main sur la Bible, l’autre sur le bouton nucléaire, autoproclamés plénipotentiaires de Dieu, juges suprêmes.
« Nous avons un sérieux doute sur votre loyauté, mademoiselle, déclare le pasteur Blanchard avec emphase (l’heure de la sentence). Et tant que ce doute nous habitera, nous ne pourrons pas vous confier des missions relevant de la sécurité de l’État. »
Josépha sait qu’elle est condamnée, une certitude qui a le mérite de la délivrer de ses dernières peurs.
« Qu’est-ce qui vous autorise à parler au nom de l’État ? Je suis fonctionnaire, je ne prends mes ordres que de mes supérieurs hiérarchiques. »
Un sourire glacial assombrit la face lugubre du pasteur.
« Vous avez raison : je ne me tiens parmi vous qu’à titre officieux. C’est donc à vos supérieurs hiérarchiques qu’il reviendra de vous signifier officiellement votre nouvelle affectation : le centre carcéral de l’Île-de-France. »
Mme Ploquin baisse la tête, comme elle si elle s’inclinait devant son maître. Ses collègues jettent maintenant des coups d’œil furtifs, gênés, à Josépha. Pluto, lui, semble avoir vieilli de quinze ans (hypoglycémie ?).
« Ils vous informeront que vous y resterez enfermée jusqu’à ce que vous ayez purgé votre peine, c’est-à-dire jusqu’à votre mort, poursuit le pasteur.
— Que me reprochez-vous ? proteste Josépha.
— Vos supérieurs ont commis une erreur : on ne traite pas avec ceux qui tuent les innocents, on ne commerce pas avec le démon.
— Je croyais que la parole du Christ était une parole de pardon.
— Pardon ne signifie pas faiblesse. Si nous voulons assister au second avènement du Seigneur, nous devons séparer le bon grain de l’ivraie. Vous et vos semblables, vous êtes l’ivraie, mademoiselle. »
Des paroles de l’Évangile, réminiscences de ses années de catéchisme, reviennent à l’esprit de Josépha.
« Que celui qui n’a jamais péché me jette la première pierre.
— Évitez de prononcer ce genre de phrases. Dans votre bouche, elles sonnent comme des blasphèmes. »
Josépha se lève. Elle n’est même pas en colère. Du dégoût et de la pitié, c’est tout ce que lui inspire son accusateur. Elle a brisé ses chaînes. Pour la première fois de sa vie, elle se sent libre. Elle fixe à tour de rôle Pluto, Mme Ploquin et ses collègues (pas facile de capturer leurs yeux papillonnants).
« Ne vous tracassez pas : je préfère mille fois la prison à l’illusion de liberté. J’ai tranché mon fil, la trame finira par s’effilocher toute entière (elle pointe l’index sur le pasteur). Un jour, ces mecs s’étoufferont dans leur propre mépris.
— Emmenez-la ! » vocifère Blanchard, soudain hors de lui.
Personne ne bouge dans l’arrière-boutique.
« Vous m’entendez ? Emmenez-la ! »
Pluto prend une profonde inspiration avant de marmonner :
« Emmenez-la vous-même, mon vieux. »
Il redresse la tête et soutient sans ciller le regard assassin du pasteur. Josépha choisit cet instant pour sortir de la fausse mercerie. Aucun de ses collègues ne tente de l’en empêcher.